"Le travail corporel  avec  Bob Villette"

témoingnage d' Agnès Dewitte in

 

 

LE CORPS EN JEU

 

ouvrage collectif dirigé par Odette Aslan

 

Paris, C.N.R.S Editions 1993

 

Réimpression 1996- collection   - Arts du Spectacle- pp.341-342

 

Cet ouvrage fait partie de la collection Arts du spectacle, 

série Spectacles, Histoire, Société.

Pour l'ensemble de la collection Arts du spectacle à CNRS Editions, voir le site: http://www.cnrs.fr/editions ainsi que celui du laboratoire de recherche sur les arts du spectacle du CNRS : http://www.ivry.cnrs.fr/arts du spectacle 

 

 

LE TRAVAIL CORPOREL

 

AVEC BOB VILLETTE

 

AGNES DEWITTE

En vingt ans d’enseignement, la pédagogie de Bob Villette (1) a évolué au fil des centaines d’élèves qui ont suivi ses cours. Il n’a pas de méthode type, mais une méthode par individu. Anciens et nouveaux élèves travaillent ensemble dans une seule et unique classe, dès les premiers temps, profitant de l’expérience des uns, de la « fraîcheur » des autres, de la spécificité de chacun.

Bob Villette a souhaité travailler d’abord le corps indépendamment du jeu proprement dit. Exercices pratiqués :

-         Les patates. Sauter en l’air comme un sac de pommes de terre secoué, puis remonter, vertèbre par vertèbre, en contrôlant la respiration. Cela permet de décontracter le corps, de prendre conscience de la respiration, de remettre en place la colonne vertébrale.

-         La décontraction au sol. Allongé, sentir chaque point de contact avec le sol, sentir le corps dans l’espace de la salle, l’imaginer sans bouger dans un autre lieu.

-         Exercices de segmentation. Par des « tocs » des hanches, des épaules, de la tête, etc…, sentir chaque axe du corps et le rendre autonome par rapport aux autres.

-         Le miroir. Deux partenaires face à face reproduisent exactement les mêmes gestes, comme s’ils étaient de part et d’autre d’un miroir. L’écoute de l’autre.

-         L’apesanteur. Marcher comme sur la lune, en état d’apesanteur. Sentir l’effort nécessaire à chaque mouvement. (…)

Dans son expérience de formateur, Bob Villette a constaté que l’élève ou le comédien oubliait les exercices dès qu’il travaillait le personnage. Plus rien  n’en subsistait. Le corps, éveillé le quart d’heure précédent, restait de côté comme une masse morte. Dès lors, Bob Villette intégra de façon imperceptible ces exercices au travail sur le jeu, sur le personnage. L’élève ou le comédien croit ne plus pratiquer d’entraînement ; en fait, tout son personnage est basé essentiellement sur l’existence, la présence du corps en jeu.

Récemment, j’avais besoin de pratiquer la course à pied ou la danse pendant une ou deux heures, voire une matinée entière, pour aborder la séance de répétition. Pour une préparation identique, j’ai maintenant besoin de beaucoup moins de temps ; le corps se prête plus vite, les muscles ont mémorisé. Avant d’entrer en scène, je trépigne sur place en coulisses. C’est ma façon, à présent, de « chauffer » le corps, pour qu’il soit vivant, plein d’énergie.

J’aurai très vite quitté le théâtre si je n’avais rencontré quelqu’un qui m’apprenne à parler sans mots. Avec Bob Villette, j’ai compris qu’avant d’ouvrir la bouche, bien des choses ont déjà été dites. On prend conscience d’être là, avec les gens qui sont sur scène, avec ceux qui sont assis et regardent, tous considérés comme étant dans un même lieu, ni scène, ni salle, mais une seule et même salle de spectacle, ce théâtre… Et l’on s’efforce de surprendre le spectateur, qui, assis dans son fauteuil, a largement le temps de voir arriver ce qui se produit sur scène. Si le comédien n’est pas infiniment plus vif que le spectateur, celui-ci prévoit les événements et s’ennuie. Il faut conserver pendant tout le spectacle cet état de vigilance. Là réside peut-être ce phénomène inexpliqué de la « présence » d’un comédien sur scène.

C’est l’ensemble de ce processus que j’appelle préparation du corps ; il est physique, même s’il influe sur le mental ensuite : le comédien se prépare à faire une course de vitesse avec le public, même s’il a à jouer un escargot.

 

 LES AXES DE LA SCENE

 

 Avant d’écouter un texte, Bob Villette demande que nous lui fassions comprendre la situation. Il souhaite comprendre pourquoi le comédien est là, et quels sont les différents axes de la scène, nue ou décorée.

 

 Dans « La Betia » de Ruzante (2), Betia a quitté son mari. Quatre axes sont définis : côté jardin, la maison où Ruzante veut la ramener ; côté cour, la grange du soldat, où Betia veut retourner ; face à elle, le public, témoin de l’explication ; dans son dos, au lointain, Théodore, négociateur de son retour. L’acteur s’oriente selon les scènes, selon les arrivées potentielles par les ruelles, selon le fait qu’une maison est habitée ou non, ou le fait qu’il croit une maison habitée alors que le spectateur sait qu’elle ne l’est plus. Au centre, il y a un puits, axe vertical. De même, dans Capitaine Schelle, Capitaine Eçço de Rezvani, la Calvacantopoulos attendant Sosso avait pour axes : le public (la mer ?), témoin de son attente et interlocuteur « muet » ; à la face jardin, la cabine de Generia Motors et ses débauches; au lointain jardin, l'entrée du pont du navire, par laquelle Sosso doit arriver; au lointain cour, la cabine de la Calvacantopoulos. Toute la scène se déroulait à l'avant scène avec une chaise. La Calvacantopoulos avait une paire de chaussures en main. Lorsqu’elle pensait que Sosso lui avait « posé un lapin », elle remettait ses chaussures et traversait le pont pour regagner sa cabine ; mais aussitôt, l’espoir la tenaillait, elle ôtait ses chaussures et revenait à l’avant-scène.

 

 LE LANGAGE DU CORPS AVANT CELUI DE LA PAROLE

 Il est souhaitable que le comédien soit conscient des axes déterminés par son corps. L’orientation de ses épaules, de son bassin, de ses pieds, de sa tête par rapport à la personne, aux gens à qui il s’adresse, est déjà un langage et donne au public une somme de renseignements.

 

Aux débutants, Bob Villette demande de ne pas bouger inutilement ; ce qu’ils comprennent le plus souvent par « ne pas bouger pas du tout ». avant, ils faisaient les cent pas, ne pouvaient rester en place ; après cela, ils traversent une période où ils se sentent « interdits de mouvement », mal à l’aise en bougeant, mal à l’aise en restant inertes. Et puis, petit à petit, le geste se fait. Et parce qu’il est pleinement conscient, il est signifiant. L’acteur peut rester immobile et s’y sentir bien : son immobilité est un langage. Il peut faire un geste, qui, épuré de tout autre geste inutile et parasite, prend une signification immense.

Pour Bob Villette, le théâtre doit être également compris par un sourd. En scène, les comédiens sont actifs, extrêmement mobiles, vifs, mais conscients de chaque attitude. Sans cette conscience, le corps parle contre l’acteur et rend incompréhensible les mots qu’il prononce.

 

Pour moi, que la parole terrifiait, je n’aurais sans doute pas fait du théâtre mon métier si je n’avais pas appris avec Bob Villette, comme élève d’abord puis comme comédienne, à parler le langage du corps.

 

Odette Aslan – Vous arrive-t-il de jouer de dos ?

Dewitte – Oui. La sensation des axes est différente.

O. Aslan – Aimeriez-vous jouer dans un espace en rond ?

A. Dewitte – Cela m’inquiéterait.

O. Aslan – On aime bien être assuré sur ses arrières ?

Dewitte – Peut-être bien. L’effort de vigilance est plus grand à fournir.

Marie-Madelaine Mervant Roux – Portez-vous l’attention en même temps vers les comédiens et vers les spectateurs, ou tour à tour ?

Dewitte – Si je perds un instant la vigilance d’un côté (quel qu’il soit, spectateurs ou acteurs), je perds la situation.

M.M Mervant Roux – Lorsque vous repartez en coulisses, que se passe-t-il ?

Dewitte - Je continue à jouer, à trépigner pour conserver le corps chaud. Sinon, je perds un morceau de l’histoire, je n’ai pas vécu les mêmes choses que ceux qui étaient sur scène et dans la salle.

Liliane Witrant – A Actuel Acteurs, nous centrons notre travail sur « l’espace de communication » qui rejoint les recherches en proxémie : la conscience de ce qui, dans la communication non verbale, se passe dans la distance vis-à-vis des autres, la perception d’un environnement. Faites-vous référence à cela ?

Dewitte – Le théâtre n’est qu’un moyen, pas un but en soi. C’est un moyen de partager un propos avec d’autres. Il est essentiel d’avoir l’exacte conscience de la présence de ces « autres », comédiens et spectateurs. Pour cela, il est nécessaire de percevoir l’état de chaque individu dans ce qu’il a d’unique, l’état de la salle de spectacle, du théâtre, de cette ville, etc…, d’avoir cette dimension-la dans le corps. Faire dans sa tête le même chemin qu’ont fait ces gens pour venir ici. Et jouer comme si je m’adressais à chaque spectateur en particulier, pour que chacun, assis dans son fauteuil, pense : « elle me parle à moi ».

Avant chaque spectacle, pendant une demi-heure, une heure, je me promène sur scène, dans la salle, entre les fauteuils, j’y reste assise, testant le confort des sièges, j’évalue la taille du bâtiment, j’écoute les bruits ambiants, j’attends que mon corps enregistre chaque sensation, chaque émotion, pour être plus tard, avec les spectateurs, avec les autres comédiens, exactement dans ce même lieu, dans ces mêmes sensations.

L. Witrant – Vous parlez d’une grande vigilance. Vous relâchez-vous quelquefois ? Laissez-vous quelque chose vous échapper ?

Dewitte – Cela arrive. Dans un spectacle de Bob Villette, en 1987, j’étais seule sur scène avec une poupée gonflable. Certains soirs, je relâchais la vigilance pendant quelques secondes et je ne pouvais plus la retrouver. Le public, l’espace, étaient devenus plus fort. Ils me dominaient. Aujourd’hui, je rétablirais peut-être mieux la situation. Vigilance ne veut pas dire non plus ne rien laisser échapper. Mais si l’état de vigilance a été instauré, je peux me permettre de me laisser surprendre par moi-même et surprendre par conséquent le spectateur : la situation est exacte et rien de ce qui peut arriver ne provoque d’incohérence avec cette situation.

M.M Mervant-Roux – en thérapeutique, on a créé l’haptonomie, ou art du contact, véritable ou à distance. On enseigne à être présent à ce qui nous entoure, à assurer la continuité entre soi et ce qui se trouve dans l’endroit où l’on est, objets ou êtres, et au-delà, dans une sorte de continuité qui ne s’arrête pas. Des enfants ont perdu la continuité avec le monde. Ces thérapeutes parlent donc de présence et se réfèrent à la proxémie.

Jacques Mérienne – Au théâtre, la présence va plus loin. Il faudrait intégrer la notion de temps. La présence de l’acteur doit être pour le spectateur un événement. Cela suppose la continuité mais aussi l’interruption de la continuité affective du spectateur. Quelque chose se produit qui doit rester présent, au sens temporel : le spectateur est dans le présent de l’acteur, ce présent bouge et on bouge avec le présent.

M.M Mervant-Roux – D’habitude, on ne définit la présence qu’en fonction de l’acteur. Agnès Dewitte l’a définie à l’envers, par l’attention aux autres.

Dewitte – Au début, j’avais du mal à m’exprimer en paroles et je cherchais à me nourrir uniquement de l’intérieur, sans prendre garde à ce qui se passait autour de moi. Bob Villette m’a fait sortir de ma coquille et me concentrer sur ce qui m’entourait. La richesse de l’imagination vient de l’extérieur, pas de l’intérieur : elle ne fait que résonner à l’intérieur. De là est venu ce besoin de sentir aussi cette ville qui m’entoure, la relativité des choses, ce que nous sommes dans cet univers. Le corps peut réagir à l’intérieur de cela, plutôt qu’à partir de lui-même en circuit fermé.

Claude Bernhardt – Sentir la ville autour de soi, c’est une réalité pour l’acteur qui, aujourd’hui, joue souvent dans des salles difficiles pour le théâtre. Le bâtiment, le quartier où il est implanté, existent. On ne peut pas couper la scène et la salle de l’espace plus vaste qui les entoure et qui est présent aussi. L’acteur doit assumer une représentation de cet espace dans lequel une communauté humaine, pour un temps, habite pour quelques heures. Le Rapport Langhoff (3) est extraordinaire à cet égard, il prend tout cela en compte.

 

1 – Bob Villette a fondé en 1982 sa propre compagnie, la Comédie Errante ; il assume les fonctions de directeur, metteur en scène, formateur et acteur. De ses cours, sont sortis récemment Philippe Torreton, dernièrement nommé pensionnaire à la Comédie-Française (Figaro du Barbier de Séville de Jean-Luc Boutté), Bruno Putzulu, reçu cette année au Conservatoire national de Paris.)

 2 – Montage d’après la pièce de Ruzzante

 3 – Rapport établi en 1987 par Matthias Langhoff pour la Comédie de Genève, dont la ville de Genève projetait de lui confier la direction.


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